faire vivre la langue française
Chaque langue a son génie, et la langue forme les représentations d'un peuple.
Dans la pièce de Lucas Olmedo, "le
Grigori et les vigiles", nous sommes pris dans le génie et la folie de
la langue de l'Argentine, quiconque n'a pas fréquenté des argentins ne
peut qu'être outré.
Crime de lèse majesté envers le génie
de la France! "Le Grigori et les vigiles" n'a rien du génie français,
qui depuis Richelieu, est corseté dans une langue de salon. Dès lors que
l'on s'écarte de ce génie-là et ose revenir à la truculence et au
délire de Rabelais, alors on saisit que la pièce de Lucas Olmedo
interroge la postmodernité et le chaos du monde des intégrismes de tous
bords dans un registre bouillonnant, nous rappelant que les
colonisations qu'elles soient militaires, économiques ou linguistiques
produisent des désastres et conduisent à la perte de l'humanité.
Si le sujet est sérieux, la mise en
scène et le jeu des acteurs nous entraine dans l'imaginaire d'une
colonie mennonite au fin fond de la Pampa. Lieu étrange direz-vous pour
traiter de l'intégrisme, mais ce décalage par rapport au prêt à penser
sur l'intégrisme médiatique, sur les représentations de thèmes aussi
centraux que la religion, l'identité nationale, les superstitions et la
survie dans un monde hostile, sont traités avec démesure, dérision et
humour.
Les argentins ont coutume de dire que
"les mexicains descendent des aztèques, les péruviens des incas et les
argentins du bateau". C'est à dire qu'ils ont fui toutes sortes
d'enrôlements ou de pogroms en Russie, en Arménie, en Italie, aux États
Unis. Si on prend cette boutade une seconde au sérieux, alors on
comprend que la pièce "le Grigori et les vigiles" est nourri de ce
terreau, de ce mélange de cultures, de langues, d'accents, d'ouverture
et de résistance.
On rit beaucoup car les personnages
ont la facture de la farce et du burlesque sur fond tragique. Le
tragique c'est toujours l'isolement humain et les exclusions, la farce
et le burlesque c'est la figure du Sauveur. L'ange blessé que la
communauté mennonite accueille n'est pas forcément un modèle
d'angélisme, il est blessé, peut-être déchu, le spectateur reste
ambivalent face à ce personnage incroyable à la fois lumineux et
inquiétant qui finalement n'est pas un mauvais bougre.
Le génie français s'est construit dans
une langue et une tradition qui refuse toute racine populaire, a
débarrassé de ses impuretés et de la saveur populaire, la langue et la
pensée, si bien qu'aujourd'hui"hui perdure un élitisme qui exclut de la
cité les autres cultures, avec les conséquences qu'on sait. Il est donc
heureux d'avoir dans le jeune théâtre de création, des artistes,
metteurs en scène et comédiens de toutes nationalités qui viennent
revivifier la langue et la culture en France, par des verbes et non par
des noms, par de l'action et non par de l'abstraction. C'est une gageure
mais c'est aussi l'occasion pour la culture française de sortir d'une
norme qui empêche de respirer le peuple, à force de traiter la langue et
la culture comme des objets de vénération.
Comme dans la pièce "le Grigori et les
vigiles", il y a toujours plusieurs génies dans la pensée, il ne faut
simplement pas se tromper de camp!
Vive ce théâtre de création, iconoclaste, déjanté et truculent.
Nicole Barrière